Les écrivains de best-seller, seuls, peuvent se contenter d’arborer une apparence normale, genre pull jacquard mocassins, et de vivre une existence transparente : Musso, Lévy, Gavalda, etc. On les achète pour les histoires (plus ou moins bien fichues) qu’ils racontent, et rien d’autres. Ce sont d’honnêtes travailleurs, anonymes dans la mesure où l’on ne connaît rien de leurs faits et gestes en dehors des séances de dédicaces dans les librairies et salons.
Les autres, tous les autres, pour exister un tant soit peu, sont contraints de sortir du lot, de donner de leur personne, d’introduire du flou entre leur vie et leur récit : où se situe le vrai, où se trouve la part d’invention ? Le lecteur, pour s’intéresser à ceux-là, doit avoir l’impression que de gros morceaux de vie surnagent à la surface du récit comme des yeux dans le bouillon.
Ainsi la frontière entre le témoignage et la fiction s’efface peu à peu, pour laisser place à une sorte d’autobiographie permanente, déguisée sous les oripeaux de la fiction. Bien sûr, pour attirer, puis maintenir l’attention du lecteur, il faut que les faits racontés soient fortement emprunts de sensationnels, de sulfureux, de hors-norme, de marginal. Ces récits finissent par ressembler à des versions exagérément diluées des articles de Voici, ou du « Nouveau Détective », agrémentée jusqu’à la nausée de digressions sur le sens de la vie. « Un roman Français » dernier effort de Frédéric Beigbeider, fait partie de cette catégorie. Sans ses frasques vécues dans la vie réelle, relayées servilement par une bonne partie de la presse, puis réinjectées avec une certaine habileté dans ses ouvrages, qui se soucierait de Frédéric Beigbeider, sa vie, son œuvre ? Pareil pour Angot, et d’autres, moins fameux.
Cette tendance est à ce point omniprésente qu’elle a fini par contaminer les jurys des prix littéraires.
En septembre dernier, le Knižní klub décerne son prix à Lan Pham Thi, une jeune fille de 19 ans née de parents vietnamiens en République tchèque, pour son premier roman « Cheval blanc, dragon jaune », qui raconte son enfance difficile coincée entre misère et racisme.
Mais trois mois plus tard, la vérité finit par éclater : Lan Pham Thi n'a jamais existé, et le vrai auteur n’entretient que peu de rapport avec la culture asiatique : il s’appelle Jan Cempirek, écrivain de 40 ans à la tête d’une oeuvre qui jusqu’à présent était restée plus que confidentielle. Quant aux prétendues qualités littéraires du livre, le véritable auteur se permet d’enfoncer le clou en ridiculisant un peu plus au passage l’éminent jury en déclarant dans une interview : « Il s'agit d'un ouvrage schématique arborant une vision en noir et blanc du monde. En gros, le livre décrit plus ou moins ce qu'un Tchèque “ordinaire” imagine que les Vietnamiens de Tchéquie pensent. »
Il semblerait que la supercherie soit née autour d’un verre, dans un café, après que Cempirek, eut confié à un de ses amis que pour faire un carton en librairie, il faudrait se mettre dans la peau d'un Vietnamien vivant en territoire tchèque.
Quelle leçon en tirer pour les écrivains en devenir ?
Si vous voulez avoir une chance d’exister, ou du moins que votre manuscrit existe aux yeux des éditeurs, appliquez les méthodes du « story telling » à votre propre personne. Inventez-vous une enfance martyre, des parents alcooliques et/ou droguées, ajoutez un zeste de prostitution à l’adolescence, des braquages de bar-tabac, des vols de sac à main, une pointe d’anorexie/boulimie, etc, etc. Puis réinjectez le tout dans une fiction que vous aurez soin, pour plus de vraisemblance, d’écrire avec les pieds. Envoyez votre manuscrit maxculé de tâche de gras et de sang aux éditeurs et laissez venir.
Pour vous aidez à peaufiner votre style, voici les premières phrases du« Cheval blanc, dragon jaune »
« Je suis tchèque. Je suis née ici. Et j'y mourrai probablement aussi. Je suis vietnamienne. Pour tout le monde. »
A vous de jouer !
Dernière recommandation avant de vous lancer sur le chemin du succès : pour mettre toutes les chances de son côté, veillez à être une femme, plutôt jeune et plutôt jolie. Ca peut jouer.
Lan Pham Thi n'a pas écrit une ligne de son livre,
mais on est quand même tout disposé à s'apitoyer.