Je fais partie de ceux qui pensent (nous sommes 47) qu’il existe une chanson adaptée à chaque occasion de la vie, que cette occasion soit triste ou gaie. Et lorsque nous écoutons cette chanson, au hasard d’une programmation radiophonique ou dans un supermarché de banlieue, elle contribue comme par magie à regonfler d’espoir notre petit cœur d’enfant (ou à le gonfler encore plus, c’est selon). Pour ne vous citer qu’un exemple, il m’est arrivé une fois, il y a bien longtemps, de perdre sur une plage du sud de la France une bonne amie prénommée Aline (en fait, je m’étais endormi sous le parasol et lorsque je me suis réveillé, elle n’était plus là. J’ai appris, mais bien plus tard, qu’elle était partie prendre des leçons de natation avec un de ces gommeux bodybuildés et imberbes qui se font pompeusement appeler « maître-nageur ». Le plus étonnant dans cette histoire est qu’elle se piquait d’être vice championne de la Creuse en 400 mètres nage libre. J’ai parfois du mal à suivre la logique féminine).
Inquiet, je pars bien évidemment à sa recherche, et bientôt ma quête me mène devant la pizzéria-friterie de la plage, plaisamment nommée « Chez Luigi », au moment précis où le juke-box qui équipait cet endroit se met à jouer « Aline », du grand chanteur néo-romantique Christophe. Là, pétrifié par l’émotion, je reste, les bras ballants, les pieds tremblotant dans le sable, à écouter les paroles, tandis qu’un caniche abricot, ayant probablement confondu mon mollet avec un réverbère, entreprend de se soulager sur mes tongs achetées de la veille…
Bon, je réalise que ce n’est pas un bon exemple, vu que juste après j’ai voulu me suicider en tentant de m’introduire dans le four à pizza de chez Luigi.
Je pense cependant que vous avez compris le principe.
Mais il arrive parfois que pour une occasion donnée, on soit impuissant à la trouver, cette fameuse chanson. Pourtant on sait qu’elle existe (enfin, les 46 qui pensent comme moi savent qu’elle existe). Elle est là, tapie quelque part au fond d’un garage, sous la forme désuète d’une galette de vinyle noir, ou encore pire, étalée sur une musicassette poussiéreuse se languissant dans la boite à gants d’une Simca Gordini… Elle est peut-être là, à deux pas (mon voisin à une Simca Gordini). Mais comment le savoir ?
Et puis un jour, alors que l’on espérait plus, elle apparaît, au détour du hasard, et sa puissance évocatrice que l’outrage du temps a miraculeusement épargnée (en général c’est un vieux machin) submerge votre âme et s’empare de votre corps( surtout si la musique est entraînante).
C’est précisément ce qui m’est arrivé il y a peu.
Voilà, un jour, j’étais au téléphone depuis une petite heure avec Victoria Canard, occupé à l’entretenir de ma passion pour les renoncules (comme vous les savez, la renoncule est un genre de plante herbacée, annuelle ou vivace, de la famille des Renonculacées qui regroupe près de 1 500 espèces à travers le monde, c’est absolument fascinant) lorsque soudainement elle me raccroche au nez… Interloqué, à la limite de l’hébétude, je fixe mon combiné le regard empli d’une légitime incompréhension. Il est vrai que Victoria Canard possède son petit caractère, mais tout de même ! Pourquoi tant de haine ? Je raccroche le téléphone et me mets à tourner en rond autour de ma table de salon. « Bon sang » me dis-je à moi-même, mais pas trop fort pour ne pas me réveiller, « Bon sang, il doit exister une chanson sur le raccrochage au nez qui serait sans doute à même de m’indiquer la voie à suivre dans cette terrible épreuve… Oui, mais où ? »
Cette quête infernale, mes amis, a duré un an. Douze longs mois durant lesquels j’ai vécu un véritable calvaire : je ne mangeais pas, je ne dormais pas, je ne regardais plus la télé, à part « Question pour un champion ». Et puis un beau jour, alors que je m’étais résolu à devenir une loque humaine (j’étais à deux doigts de m’inscrire à l’UMP), la délivrance arriva enfin, le sauveur s’appelait Frédéric Chawa. Ne me demandez pas qui est Frédéric Chawa. Eventuellement demandez-lui directement. Mais sait-il lui même qui il est ? Mais trêve de balivernes philosophantes, passons à l’essentiel.
Sur une musique dont l’apparente rusticité contribue à magnifier le propos en lui offrant un écrin de bois brut (avec de-ci de-là quelques échardes), Frédéric Chawa venge définitivement en deux petites minutes toutes les personnes ayant été victime un jour ou l’autre d’un raccrochage au nez. Et c’est le cœur serré et les yeux révulsés par l’émotion que nous entonnons avec lui la question qui taraude chacun d’entre nous : « Mais qu’est-ce que c’est ces façons-là ? »
Pour écouter "Ne raccroche pas", cliquez sur ce téléphone.